Plaquette publicitaire
(scénario)
Tout s'aboutait bien : elle, nouvelle petite amie du photographe, avait besoin de quelques photos du patrimoine locatif de son groupe immobilier ; le patron du groupe voulait bien une plaquette publicitaire mais ne tenait pas à payer un photographe aux tarifs officiels ; le photographe, lui, voulait bien rendre service à sa petite amie et, à l'occasion, prendre un peu d'air.
Les photos d'immeubles n'étant pour lui qu'une bricole, il s'était contenté d'une prime informelle et des frais techniques.
Il ne leur fallait qu'une journée ensoleillée. Il y tenait. Elle a fini par l'admettre.
***
Ils en eurent une au bout d'une semaine. La petite amie était contente : la bonne météo tombait à pic pour la journée de travail la plus longue de la semaine. Elle appela le photographe.
— Le temps te convient ? — demanda-t-elle.
— Tout à fait.
— Alors je préviens le bureau et je passe te prendre.
Elle avait quelques idées supplémentaires pour cette belle journée.
— Tu sais, y en a que pour trois heures, trajet compris. Et pour le reste... tu vois ce que je veux dire ?
Il voyait, un peu plus sceptique qu'elle quant à la durée du travail. Aux yeux des amateurs la photographie se résumait à appuyer sur un déclencheur. Ainsi, il n'était pas surpris de voir l'étonnement de sa petite amie quand elle vint le chercher en voiture de service, et le vit l'attendre à côté d'une caisse métallique, d'un sac et d'un trépied.
— T'as besoin de tout ça ?!
— Oui. Je connais pas cet endroit.
De la banlieue parisienne il ne connaissait en effet que les autoroutes et les aéroports.
***
A cinquante kilomètres de la capitale qu'il a passé, rêveur, à caresser les longues jambes de sa conductrice, il se crut soudain parachuté dans un pays du tiers monde.
— C'est ça votre patrimoine locatif ? — demanda-t-il quand il comprit qu'ils étaient arrivés.
— Oui, entre autres. Pourquoi ?
— C'est sordide.
Elle était surprise. A force de gérer ce "patrimoine", elle s'y était habituée.
— Mais, mon cher ! Des cités comme celle-ci, il y en a plein autour de Paris !
Puis elle ajouta résolument :
— C'est bien que tu te plaises pas ici ! Tu vas pas traîner ! On a mieux à faire, n'est pas ? — elle glissa furtivement la main entre les cuisses de son passager.
Il ignora ce geste évocateur.
— Vous ne les ravalez jamais, ces façades ?
Elle se sentit visée.
— Tu te rends pas compte combien ça coûte ! Et combien il est difficile d'extorquer des fonds pour du social ! Ce n'est que du social par ici ! Et, crois-moi, les gens sont contents d'avoir un abri !
Le photographe se mit à charger l'appareil sans enthousiasme. Elle s'irrita.
— Vous noyez des millions dans vos publicités débiles et vous osez porter vos jugements pervertis sur le reste du monde qui ne dispose pas, lui, de moyens pareils ?! Si encore ça se louait mieux par ici !
Il ne fit pas de commentaire. Il descendit de la voiture et s'enveloppa dans sa veste. Il avait froid dans ce décor sinistre.
— Je vais faire un tour et voir ce que je peux en tirer.
Elle eut un sursaut d'orgueil.
— Si ça t'emmerde, laisse tomber ! Je me débrouillerai.
Il se retourna vers elle.
— T'as bien fait d'amener ici un photographe.
Puis il ajouta conciliant :
— Je peux avoir un bisou d'acompte pour le travail ?
Elle était en train de fermer la voiture, l'air maussade.
— Fallait en profiter quand nous étions à l'intérieur. Je ne veux pas que ma boîte apprenne que je sors avec le photographe que j'ai recommandé !
Il ricana. Un sinistre écho le seconda.
— Tu viens ?
— Faut que j'aille prévenir la gardienne. C'est mal vu de filmer par ici. Vaut mieux qu'elle sache pour qui nous travaillons.
La gardienne les épiait déjà depuis le pas de sa loge, retenant en laisse deux chiens de garde. La petite amie prit cette direction.
— Mademoiselle ! — la rappela le photographe d'un ton officiel.
Elle retourna la tête.
— Oui ?
Il lui fit un clin d'oeil coquet.
— Vous méritiez une photo tout à l'heure mais le fond était trop dégueulasse !
Elle haussa les épaules.
— Va te faire... !
***
Quand elle revint de sa causette avec la gardienne, le photographe était adossé à la voiture.
— Ça y est ? T'as terminé ? On rentre ?
Il lui adressa un regard indigné.
— N'exagère pas ! Ça ne se fait pas comme des photos de famille. J'attends que le soleil mette les façades en relief.
Elle ne voyait pas pourquoi mais s'était résolue à ne pas miner l'ambiance.
— C'est mieux ?
— C'est moins triste.
— Y en a pour longtemps ?
— Disons : quatre heures. Jusqu'au départ.
Elle fit de grands yeux.
— Quatre heures ?! Mais il ne me faut que quelques prises !
— Si je les fais maintenant, ta plaquette sera un navet.
Elle se tut. Elle aurait préféré qu'ils se tirent déjà de cet endroit sinistre mais l'enjeu de la plaquette était de taille pour sa réputation dans la boîte. La plaquette devait relancer la location déficiente auprès des usines.
Le photographe lui présenta son projet.
— Je vais suggérer que tout ceci est un espace vert, agréable à habiter.
Elle lui jeta un coup d'oeil sceptique. Il poursuivit.
— Il faut que tu nous trouves une plante verte et quelques fleurs. Il faudrait aussi demander à quelques personnes que je t'indiquerais d'enlever leur linge des balcons. Quant au reste, je m'en charge. Je vais réchauffer les couleurs et tout adoucir avec quelques effets.
***
Le soleil était déjà rouge quand il se mit à plier le matériel.
La petite amie s'éloigna, soulagée, chercher la voiture.
Un vieillard qui, depuis sa fenêtre, regardait le photographe faire sa dernière prise, l'aborda admiratif.
— Vous êtes un professionnel, n'est-ce pas ?
— Oui.
— Vous travaillez pour un journal ?
— Pas vraiment.
Le vieux n'insista pas. Mais il avait envie de gratifier le photographe.
— C'est bien que vous êtes venu ! Peut-être que ça les obligera à nous repeindre ? A planter quelques fleurs, de l'herbe, des arbres ?
Le photographe lui adressa un sourire perplexe.
— Qu'est-ce qui vous fait croire que je suis venu là pour critiquer ?
Le vieux se mit à rigoler.
— Suis vieux mais pas aveugle ! Pas besoin de diplômes pour voir que c'est moche !
***
— Qu'est-ce que t'as ? — demanda la petite amie sur le chemin du retour. — Je te sens déprimé.
— Rien. Je me sens bizarre.
— Moi aussi. Il est déprimant, cet endroit. J'ai même plus envie de faire l'amour.
Ils passaient juste devant un luxueux restaurant : vitres teintes, deux gorilles à l'entrée. Elle freina.
— Et si on dînait ici ? On a bien mérité une gâterie, tu trouves pas ?
Paris, juin 1993