1956 a rabattu toutes les cartes géopolitiques pour les décennies à venir.
En Hongrie, l’Armée rouge fonce sur Budapest. L'empire soviétique vaccille. En Egypte, les troupes françaises, anglaises et israéliennes prennent d'assaut le canal de Suez avec, comme objectif, d'abattre Nasser.
Retour sur l'année 1956 que France 5 a proposé.
Le 25 février
Le 20e congrès du Parti Communiste de l'URSS vient de se terminer. Les 1450 délégués soviétiques sont convoqués au Palais du Peuple pour une ultime séance à huit clos. Nikita Khrouchtchev, le 1er secrétaire du parti monte à la tribune avec un rapport secret sous le bras. Il parle pendant 5 heures. Pas un fauteuil ne grince, pas un murmure ne se fait entendre. Le silence est assourdissant, à la mesure de la violence des faits, rendues publiques pour la 1ère fois.
Depuis la mort du Staline, en mars 1953, la direction de l'URSS est officiellement collégiale mais il s'est imposé comme le nouveau maître du système. Il est conscient du fait que la dictature mise en place par Staline est au bout de souffle. La répression du régime était d'une violence inouïe, devenue insupportable pour la population. Il faut libérer les prisonniers des goulags. Que dire au peuple pour garder l'unité ? Que Staline était un monstre.
En faisant de Staline l'unique coupable des crimes, les dirigeants du parti se dédouanent de leur responsabilité. Seul le stalinisme est coupable, pas le parti. La survie de l'URSS est à ce prix. Une semaine plus tard, ce rapport est transmis à toutes les instances du parti. C'est le rapport secret le plus lu de toute l'histoire.
Khrouchtchev ne se doute pas qu'il a mis en route une bombe à retardement.
Le 22 mars
Le président Eisenhower convoque une réunion à la Maison Blanche. A l'ordre du jour : le rapport secret de Khrouchtchev. C'est grâce au Mossad, les services secrets israéliens que la la CIA en a récupéré une copie. Mais il ne s'agit pas de l'original, il s'agit d'une traduction polonaise, incomplète. Comment alors en saisir la portée ? Pour Washington, l'URSS reste la principale menace.
Eisenhower compte bien briquer un second mandat cette année-là.
Le 16 juin
Dimitri Szepilov, le ministre des affaires étrangères de Khrouchtchev, arrive au Caire pour resserrer les liens avec le jeune colonel Gamal Abdel Nasser. Depuis quelques mois déjà, Moscou équipe l'armée égyptienne. Khrouchtchev compte de se faire des alliés, et s'implanter durablement dans cette région. Szepilov propose de financer la grande œuvre que Nasser veut offrir à son peuple : la construction d'un gigantesque barrage à Assouan. L'ouvrage devrait irriguer plus de 800.000 hectares de terres et nourrir une population qui ne cesse d'augmenter. Avec ce barrage, Nasser veut asseoir sa nouvelle image du leader du monde arabe. La Russie n'est pas le seul pays à vouloir financer ce barrage, les USA se proposent aussi de le faire afin d'attirer Nasser à l'ouest. Nasser joue sur les deux tableaux en attendant la meilleure offre.
Le 12 juillet
Khrouchtchev convoque le présidium. La Pologne et l'Hongrie sont au bord d'implosion. C'est en Pologne, à Poznan, que tout à démarré. Deux semaines plutôt, le 28 juin, les ouvriers ont descendu dans la rue pour s'opposer aux baisses de salaires, et dès le lendemain, la contestation a changé de nature en se muant en un soulèvement contre le communisme en Pologne et contre la domination soviétique. Près de 150.000 personnes y ont participé. Très vite, c'est devenu violent. Des bâtiments publiques dévastés, des statues de dirigeants communistes ont été déboulonnés. Les autorités polonaises ont du engager 10.000 soldats pour écraser l'insurrection. Au moins 75 morts, et peut-être même 120.
Khrouchtchev est rassuré, les dirigeants polonais ont su reprendre la situation en main. Mais en Hongrie, les intellectuels se réunissent chaque jour au cercle de Petofi, fondé par les jeunes communistes. A chaque réunion, un nouvel aspect de la tutelle de l'URSS est remis en cause. On y parle des réformes du communisme, de la démocratie (limitée, sans suffrage universel). Moscou considère ces réunions comme des menaces à mêmes titres que les émeutes de Poznan. Khrouchtchev n'y voit pas de rapport avec son rapport secret.
Le 19 juillet
John Foster Dulles attend Ahmed Hussein pour s'entretenir du barrage d'Assouan. Dulles ne supporte plus le double jeu de Nasser qui achète l'armement russe et vient de reconnaître la Chine de Mao, et annonce que les USA ne s'engageront pas dans le projet de barrage. La voix est libre pour Khrouchtchev.
Le 26 juillet
Lors d'un discours en Alexandrie, Nasser annonce la nationalisation de la Compagnie Internationale du Canal de Suez. Il compte s'aider ainsi à financer le barrage. Les pays arabes exultent, ils retrouvent enfin leur fierté et dignité.
Un vent d'hystérie s'abat sur Paris et Londres. Comment ce jeune colonel a-t-il osé nationaliser le canal construit par une société française au siècle dernier, et qui implique aussi la couronne anglaise. Le canal est une voie maritime stratégique. En 1955, 11.000 bateaux y passaient, 50% du pétrole européen transite par le canal.
Nasser transforme le canal en arme politique, les bateaux israéliens n'ont plus le droit d'y passer. Pour Tel Aviv, Guy Mollet (Président du Conseil) et Anthony Eden (1er ministre britannique), Nasser est désormais l'homme à abattre, d'autant plus qu'il veut fédérer le monde arabe. C'est un danger pour l'occident car il les fédérerait sur les bases anti-occidentales. 11 ans après la II guerre mondiale, Paris et Londres rejouent l'union sacrée de 1940.
Dulles arrive en Europe pour calmer le jeu car Eisenhower, désormais officiellement le candidat à sa succession, ne veut pas que le conflit se transforme en conflit armé. Ça serait comme si l'impérialisme britannique et français refaisaient surface.
Dulles propose une grande conférence internationale des usagers du Canal. Les français et les anglais finissent par donner leur accord à ce projet. Fin août, la stratégie américaine est en échec, les négociations n'avancent plus.
La France et l'Angleterre décident de riposter.
Le 23 octobre
A Budapest, des milliers d'étudiants descendent dans la rue. Ils protestent pacifiquement contre le régime. Un manifeste de 16 points est rendu public. Il exige, entre autres, des élections libres, le départ des troupes soviétiques, et le retour à la tête du pays de Imre Nagy, 1er ministre très populaire. Ils sont bientôt 200.000 à se retrouver, au centre ville. Les forces de sécurité ouvrent le feu.
Les soldats et les chars envoyés pour boucler le quartier se rangent du côté des manifestants. Ce qui a commencé comme un mouvement pacifique se transforme en une insurrection. Khrouchtchev cherche à garder le contrôle de la situation. Imre Nagy est placé à la tête du pays.
Quelques heures plus tard, les premiers chars russes entrent dans le Budapest.
Le 28 octobre
A Moscou, c'est la panique. Depuis le 23 octobre plus de 500 soldats russes sont mort en Hongrie. Ce qui démarré comme la révolte contre le stalinisme s'est transformé, avec l'arrivée de l'armée soviétique, en une insurrection contre la domination soviétique. Les dirigeants soviétiques se déchirent, incapables de trouver une sortie de crise. Khrouchtchev impose un cesser-le-feu, préoccupé par le Moyen Orient.
Le cesser-le-feu prend effet à 13h00. Les chars russes partent.
Le 29 octobre
Tel Aviv a passé à l'attaque. Les israéliens foncent à travers le Sinaï vers le canal de Suez. L'armée égyptienne est en déroute. Quelques heures plus tard, les anglais et les français commencent à bombarder l'Egypte.
Le 30 octobre
A Washington, Eisenhower et Dulles sont stupéfaits. Eisenhower et Dulles comprennent que Paris, Londres et Tel-Aviv se sont mis d'accord secrètement pour abattre Nasser, au risque d'embraser tout le Moyen Orient. Ils sont furieux que l'Europe a agi derrière leur dos. Eisenhower craigne aussi pour sa campagne présidentielle, il ne veut pas accusé d'une nouvelle guerre.
Le 31 octobre
A Moscou, Khrouchtchev s'isole dans la datcha de Staline. Il sent qu'il a commis une erreur, il ne veut pas être accusé d'avoir perdu la Hongrie. Cela pourrait bien lui coûter sa place. Il convoque d'urgence un présidium, la question hongroise doit être tranchée définitivement. Une vidéo montre aux membres du présidium les 25 officiers de la police politique hongroise massacrés la veille par la foule. C'était comme si le retrait des troupes soviétiques avait déclenché une vaque des violences en Hongrie. Les dirigeants russes ne savent pas en ce moment-là qu'il s'agit d'un cas isolé. Ils apprennent que la contestation s'étend désormais au-delà des frontières de la Hongrie ; des manifestations de soutien à la Hongrie ont eu lieu en Roumanie, en Tchécoslovaquie et, même, en Union Soviétique. Si le système s'effondrait dans un pays, il pouvait s'effondrer dans tous. Pour Khrouchtchev, c'est le moment de reprendre la Hongrie.
A Suez la situation empire. Les américains n'arrivent pas à obtenir l'arrêt des bombardements franco-anglais, les troupes israéliennes avancent toujours, et Nasser tient bon. Il vient de fermer le canal en coulant près de 40 bateaux. La route du pétrole est maintenant coupée pour les européens. Khrouchtchev pourrait profiter de cette crise.
Le 1 novembre
A New York, Einsehover profite de l'Assemblée Générale de l'ONU pour faire voter une résolution de cesser-le-feu en Egypte afin de stopper la France et l'Angleterre avant qu'elles n'envoient leur troupes au sol égyptien. Il parvient à isoler la France, l'Angleterre et l'Israël.
Le 4 novembre
A 5h20 du matin, Imre Nagy lance depuis la radio à Budapest un appel international à l'aide. A l'aube, les soviétiques ont envahi la Hongrie. En effet, près de 2.500 chars et 150.000 soldat russes se lancent à l'assaut de Budapest. L'opération "Tornado' a commencé. C'est un massacre. Il y a eu environ 2.500 personnes tuées et près de 20.000 blessés. Les soviétiques, eux, ont perdu environ 750 soldats. Les combats ont duré très peu de temps, cela donne l'idée de la violence. Partout dans le monde on descend dans la rue pour défendre les hongrois. Eisenhower ne peut rien faire. Il était difficile de condamner Moscou alors que les français et les britanniques étaient en trains de faire la même chose en Egypte. L'opposition hongroise implorait de l'aide, la CIA était prête à larguer du matériel mais Eisenhower a dit non : ce qui se passait en Hongrie n'était pas stratégique pour les USA, c'était la zone d'influence des soviétiques.
Le 5 novembre
A 7h15 du matin, les premiers parachutistes débarquent à Port Said, les français sont largués d'un côté du Canal, les anglais de l'autre. L'opération est un succès, la résistance égyptienne est faible. Objectif des alliés : atteindre la ville de Kantara, en avançant le long du Canal.
Khrouchtchev, maintenant que la Hongrie était sous contrôle, s'invite à la crise de Suez. Son président du Conseil des ministres envoie 3 lettres, à Mollet, à Eden et à Ben Gourion, exigeant un arrêt de combats sous peine de représailles.
Eisenhower prend conscience de la gravité de la situation. Il n'est pas question que cette crise tourne à l'avantage des soviétiques. Ce serait dramatique pour le pétrole. Pour empêcher les russes d'envoyer ses troupes en Egypte, Eisenhower frappe alors les britanniques en leur coupant l'accès au pétrole américain. Les britanniques cèdent, la France n'a pas le choix.
Le lendemain, le 6 novembre, c'est le jour des élections aux USA.
Le 7 novembre
A 8h00 du matin, les combats s'arrêtent en Egypte. Pour Mollet et Eden, c'est un énorme fiasco. La France et l'Angleterre perdent toute influence au Moyen-Orient. De son côté Nasser triomphe et, avec lui, tout le monde arabe. La conservation du Canal de Suez par Nasser devient un acte de naissance des pays non-alignés.
A Washington, Eisenhower est réélu triomphalement à la Maison Blanche. La crise de Suez lui a permis de faire une entrée fracassante au Moyen Orient, désormais stratégique, qu'il va devoir partager avec Moscou.
Le jour même Khrouchtchev contemple son armée rouge qui défile pour les commémorations de la Révolution d'Octobre 2017. En écrasant Budapest, il a montré au monde que les pays de l'Est resteront soviétiques quel qu'on soit le prix.
Huit ans plus tard, en 1964, la fameux barrage d'Assouan, celui que les USA avaient refusé de financer, est inauguré par Gamal Abdel Nasser, le porte-étendard du nationalisme arabe, en compagnie de Khrouchtchev.