Nation

Nation

Quand Philippe ouvrit les yeux, sorti de sa somnolence par le crissement des roues caoutchoutées du métro, celui-ci entrait dans la partie souterraine de son trajet. Le terminus Nation n'était plus loin.

Il était minuit trente, il pouvait compter sur la dernière correspondance. Après un dîner chez des amis, il ne tenait pas à marcher dans le froid même s'il ne s'agissait que de deux petites stations.

Il s'étira discrètement. La panne de sa voiture avait des conséquences moins pénibles qu'il ne l'avait craint.

La vieille avec son caddie était au bout du wagon. Puisque toutes les places entre eux étaient vides et qu'elle restait debout, elle ne pouvait que s'apprêter à mendier, cherchant à se rememorer le baratin d'usage.

Philipppe détourna le regard d'elle. Il ne voulait pas l'encourager. Il n'avait qu'un billet de cent francs sur lui et n'allait pas demander la vieille de lui rendre la monnaie.

Il releva le col de son manteau pour mieux s'isoler du reste du wagon.

Un peu tard, tout de même, pour mendier, se dit-il. Les tapeurs n'observaient-ils plus de trêve nocturne comme jadis, à l'époque où il se déplacait en métro régulièrement ? A l'aller, il n'avait pas été surpris par leurs prestations successives, mais se faire importuner à une heure si tardive ne pouvait que provoquer son hostilité.

Comment allait-elle s'y prendre ? Qu'est-ce qu'il y avait à la mode aujourd'hui ? M'sieurs, m'dames, je suis une réfugiée roumaine avec trois enfants et sans moyens ?

Le train passa Dugommier et la vieille restait toujours silencieuse.

Il la survola du regard.

Elle avait l'air désespéré. Quand au caddie, elle ne le tenait pas, elle s'y agrippait de deux mains, voûtée. Elle fixait un horizon lointain. Ses yeux étaient grands ouverts.

Intrigué, il la regarda plus attentivement.

Elle était vraiment vieille. Elle pouvait avoir dans les soixante-dix ans. Un peu beaucoup pour une clocharde. Ses vêtements dépareillés étaient trop légers pour la saison mais ils étaient propres bien que froissés. Ses cheveux blancs étaient soigneusement ramenés vers l'arrière, son teint semblait entretenu et ses traits plutôt délicats. Son caddie ne contenait que quelques sacs plastiques minces et bien rangés. Elle collait davantage à l'image d'une grand'mère égarée à la sortie d'un supermarché qu'à l'image d'une clocharde.

Une sensation étrange prit Philippe à la gorge. Si la vieille errait, elle n'errait pas depuis longtemps.

Le regard de la vieille venait juste de se détacher de l'horizon. Elle se redressa comme dans un effort de dignité et ses grands yeux abordèrent douloureusement les voyageurs. Philippe comprit qu'elle s'était, tout de même, décidée à mendier. Cette pensée le soulagea. Il baissa les yeux et il se mit à fouiller ses poches comme jamais à la recherche d'une petite pièce oubliée.

Mais la vieille resta muette. Il la regarda, interrogateur.

Ses joues vibraient comme si elle luttait péniblement pour ouvrir la bouche et prononcer une parole.

Elle échoua. Ses yeux s'humidifièrent, son dos se voûta à nouveau, et son regard s'évada vers l'une des fenêtres obscures du wagon.

Philippe essaya de déglutir mais avait la gorge sèche. Etait-il possible que la vieille fût incapable de mendier ? Et, si c'était vrai, ne se condamnait-elle pas à crever ?

Il regarda autour de lui, bouleversé. Il avait besoin d'un regard complice pour intervenir, ne serait-ce que pour demander à la vieille ce qui lui arrivait !
Personne.
Comme si la vieille était translucide.
Pourtant ils étaient une bonne dizaine dans le wagon ! Etait-il concevable qu'il soit le seul à avoir remarqué sa détresse ?

Le train sursauta sur les aiguillages et se mit à crisser dans le dernier virage avant les quais de Nation.

Philippe se retourna vers la femme, soudain déchiré.

Que ferait-il si elle lui confirmait ne pas avoir où s'abriter ? L'inviterait-il chez lui ? Et si elle s'y incrustait ? N'avait-il pas assez de soucis ? Une intervention ponctuelle pouvait-elle résoudre le problème ? Où était l'Etat, bon sang ?! Et ses structures d'accueil ? Et ses maisons de retraite ? Et ses hospices ?

Peut-être qu'après tout, elle était un peu folle ? Ou amnésique ? Peut-être qu'on la cherchait déjà pour la ramener chez elle ? Peut-être qu'elle n'était pas si gentille qu'elle en avait l'air ? Peut-on, sans l'avoir cherché, se retrouver à la rue dans une société protégée comme la nôtre ?

— Nation ! Terminus ! Tout le monde descend ! Le service sur la ligne 6 est terminé !

Il était mal à l'aise. Il n'avait pas le droit de ne rien faire pour la vieille mais il avait des couloirs et des couloirs à parcourir pour sa correspondance. Il tâta le billet de cent francs dans sa poche. Il aurait préféré un plus petit mais tant pis, soit !

Il quitta le wagon en chiffonnant l'argent. Il se retourna. Elle était sur le quai, le dos tourné, agrippée à son caddie. Il avait presque envie de rebrousser chemin. Presque, car il s'éloignait.

— Attention ! Dernier train en direction de la Porte Dauphine !

La sirène retentit dans les souterrains. Il se mit à courir. Cent balles c'était tout de même beaucoup.

Et puis, merde ! Après tout, ils n'étaient pas dans le désert ! Il y aurait bien quelqu'un qui s'occuperait de la vieille tout à l'heure !

Paris, le 22 juin 1993, le 21 mars 1994