La Japonaise

La Japonaise

A quelques taxis somnambules près, des voitures immobilisées couvraient le terre-plein et les abords du boulevard comme des insectes. Paris dormait encore.

Tapi dans la couronne d'un arbre, au-dessus de sa voiture chérie, Balthazar ruminait. Des antivols pleurnichaient de temps à autre dans des rues avoisinantes mais sur le boulevard où il veillait si obstinément, il ne se passait rien d'attendu. Une nuit d'aguets de plus... pour rien.

Il était cinq heures du matin, l'heure de se faufiler vers l'appartement. Les premiers passants, ouvriers immigrés pour la plupart, n'allaient pas tarder à apparaître. Chaque aube, ils rampaient endormis vers la bouche du métro comme des somnambules convoqués par ses vibrations souterraines. Balthazar n'aimait pas être en proie à leurs regards quand il dévalait son échelle escamotable.

A partir de cing heures, sa Japonaise ne risquait plus grand chose. Le salaud qu'il attendait était un nocturne.

***

Elle était belle, sportive et de série limitée. L'affiche clamait que personne ne passerait indifférente à ses côtés.

C'était alléchant. Balthazar voulait s'offrir quelque chose de respectable pour se valoriser aux yeux de la société. Il avait le complexe d'un lépreux, conséquence de son émotivité qui se somatisait en transpiration maladive. Dans la civilisation de parfums et d'apparences, ce trouble avait compromis sa carrière, ses amitiés, et son bonheur conjugal.

La dépense était impressionnante mais envisageable. Balthazar était bien placé pour obtenir un crédit convenable. Depuis quinze ans déjà, il comptait et recomptait l'argent des autres dans une agence bancaire. N'ayant pas de famille à nourrir, il ne partageait ses revenus qu'entre les rançons d'impôts, versées à l'Etat, et la fine gastronomie, versée dans son estomac en compensation de sa soif d'amour.

Il n'était allé voir la Japonaise qu'une fois avant de l'épouser. En sortant du rendez-vous, il en était déjà amoureux.

Pour ne rien enlever à sa splendeur, il l'avait acquise telle qu'à l'affiche : rouge vif et garnie d'options. Il la sortait chaque soir en promenade et, discrètement rengorgé, regardait les gens l'admirer, elle, et l'admirer lui, qui la conduisait.

Hélas ! Un train peut en cacher un autre, et un slogan publicitaire avoir un revers. Le bonheur n'a pas duré.

***

Il n'était qu'au début du remboursement du crédit quand, un beau matin, il la retrouva avec une portière forcée. L'effraction avait eu lieu au parking souterrain fermé de son immeuble.

Le malfaiteur avait du espérer que Balthazar ait laissé quelque chose à l'intérieur de la belle Japonaise. Et il n'avait pas apprécié d'avoir été déçu, comme en témoignait un message, "enculé", gravé sur le capot.

— C'est parce que Paris est un poubelle d'immigrés ! — la concierge yougoslave n'avait pas d'autres explications quant aux modalités de l'effraction souterraine. Elle n'aimait pas les arabes ni les africains.

Au commissariat, où il s'était rendu attentif à ne pas effacer les insolentes empreintes digitales du malfaiteur, l'agent délégué à la corvée de sa plainte eut une vision de la procédure plus prosaïque que Balthazar.

— Ceci est un commissariat et pas la criminelle Et puis : s'il y a des empreintes, c'est que c'était un amateur.

Balthazar transpirait.

— Amateur ou pas : moi, j'ai des dégâts et vous - une cartothèque. Plus tôt ou plus tard, les empreintes vous aideront à identifier le malfaiteur. Peut-être même que vous le connaissez déjà !

Le policier n'aimait pas qu'un civil s'octroie le droit de lui apprendre son métier.

— Nous ne sommes pas équipés. Et, puis, nous sommes dans un pays démocratique. Dans un pays démocratique on n'a pas le droit de ficher ni de consulter des fichiers sans un papier.

Balthazar vit sa plainte disparaître dans un tiroir ras de plaintes pareilles.

— Mais que faites-vous ?! Faites votre travail !

— Et que croyez vous que je fasse là ?! Vous n'imaginez tout de même pas que je vais faire l'ange gardien de votre voiture !

Désabusé mais rationnel, Balthazar alla soigner la victime.

— Quel monde barbare ! — s'exclama le concessionnaire. Il était ravi de voir sa vente lui revenir si vite en réparation.

La note fut à la hauteur de son exaltation.

Chez l'assureur où Balthazar espéra se faire consoler de la dépense, il fut définitivement poignardé.

— Je ne peux rien pour vous, Monsieur.

— Comment ça ? Ne suis-je pas assuré "tous risques" ?

— Si, si, mais "tout risque" ne veut pas dire "tout dommage". Vous n'aviez qu'à lire les notes en bas de la huitième page de votre contrat ! Je ne saurais vous conseiller de prendre une assurance complémentaire. Avec un bijou comme votre automobile, il faut s'attendre à tout et, même, au pire !

Balthazar se tut, angoissé par le point de suspension entendu. Quelques minutes plus tard, il apposa sa signature humide sur un contrat complémentaire.

Il fit installer une alarme antivol très sophistiquée mais demeurait inquiet.

La concierge lui fut de conseil, aussi spontané qu'inévitable:
— Faisez comme les autres ! N'enterrez plus le voiture mais laissez le dehors bien dans le lumière !

En effet, plusieurs de ses collègues agissaient ainsi estimant que cela intimidait les malfaiteurs davantage qu'un obscure sous-sol. Balthazar s'exécuta malgré le déséquilibre flagrant entre l'offre, le nombre des néons disponibles, et la demande.

***

Quelques nuits plus tard, il fut tout de même arraché au sommeil.

— Au v(i)oleur ! Au v(i)oleur ! Au v(i)oleur ! — hurlait sa protégée.

Armé d'un pic à gigot, il accourut au secours de la malheureuse. Mais le v(i)ol fut accompli — une glace était brisée.

Au commissariat l'ambiance était au beau fixe : l'équipe de football de France venait de gagner contre une équipe tiers-mondiste.

— J'emmerde le football ! Ma voiture a été victime d'une nouvelle effraction !

Les policiers n'aimaient pas les gens indifférents à la gloire de la France. De coup, ils ne trouvaient plus de formulaires de plainte.

— Achetez-vous donc une dodoche sinon vous allez maigrir ! — lui conseilla un plaisantin dès qu'il se tourna pour partir.

Pour la première fois de sa vie, il claqua une porte.

— Pourquoi est-ce si cher pour une glace ?! — la note du garagiste lui parut largement exagérée.

— Oh ça, mon bon Monsieur ! Dans ces voitures modernes, il faut démonter le moteur pour remplacer un allume-cigares !

Balthazar ne sut pas résister à la tentation.

— Vous n'êtes qu'une vermine au même titre que le cambrioleur !

Le concessionnaire lui jeta un regard princier.

— Pauvre con sache que j'ai le monopole de tes pièces détachées !

L'assureur quant à lui avait l'air perplexe.

— Avez-vous réfléchi à la suppression du bonus qu'entraînera la déclaration du sinistre? Vous y perdrez davantage !

— Comment ça ? C'est inadmissible ! Vous êtes un escroc !

— Je ne fais que vous conseiller ce qui est moins coûteux, Monsieur ! Mais rien ne vous oblige à vous assurer chez moi ! Si vous espérez que vous trouverez mieux ailleurs, sentez-vous libre de changer.

Balthazar se mit à douter de la République.

— Est-ce pour Ça que nos ancêtres ont fait la Révolution ?! Est-ce pour Ça que nous avons exploité des colonies ?! Est-ce pour ça que je paie les impôts ?! Est-ce pour Ça que je vote ?!

Il bouillonnait.

Il ne pouvait rien contre la police.
Il ne pouvait rien contre le monopole du concessionnaire.
Il ne pouvait rien contre le complot des assurances.

Tout était légal et béni par sa mère patrie. Lui, fort de ses droits de l'homme et de citoyen, il ne pouvait qu'établir de nouveaux chèques. Son malfaiteur, quant à lui, courrait les rues tranquilement.

***

Il s'apprêtait à quitter l'arbre quand il aperçut deux louches silhouettes qui s'approchaient parmi les voitures.

Son coeur se mit à battre plus fort. Serait-ce enfin son droit de réponse ?

Il fut subitement recouvert d'une sueur froide. Comment se pouvait-il qu'il n'ait jamais songé à la variante d'un groupe de malfaiteurs ?! Et, comment voulait-il en surprendre ne serait-ce qu'un seul depuis l'arbre où il se planquait ?!

Il se mit à transpirer, comme d'habitude.

Les silhouettes, deux jeunes hommes d'une vingtaine années, passaient juste au dessous de sa cachette, à un pas de sa Japonaise. Ils étaient éméchés.

— J'ai envie de pisser ! — a avoué le Premier.

— Bée, pisse ! Qui t'empêches de le faire ? Je vais même t'accompagner !

Le Premier passa à l'acte sous l'arbre de Balthazar, le Deuxième pêchait son appareillage en contemplant la Japonaise.

— Moi, j'ai une idée ! Deux pierres d'un coup, vois-tu ? Le mec qui peut se permettre une bagnole pareille ne peut qu'être un sale bourgeois ! Et, qu'est-ce qu'ils font les prolétaires aux sales bourgeois ?

Le Premier était ébloui.

— Tiens ! Ça c'est une idée ! Ils ne gênent pas pour pisser sur nous, n'est-ce pas ?! Pissons au moins sur leurs bagnoles !

Balthazar était stupéfait. L'agression urinaire ne faisait pas jusqu'alors partie des rancunes qui l'avait poussé à grimper sur l'arbre en dépit de sa lourde quarantaine. Nonobstant, elle le devint à l'instant même.

— Oh, les vermines !

Il s'abattit comme un fauve sur l'idéologue blasphémateur qui s'écroula aussitôt. Sa tête heurta au passage la carrosserie de la Japonaise. Il était groggy d'emblée.

Le Premier n'eut pas le temps de réaliser. Il se tourna tout entier vers cette apparition soudaine et, bouche bée, continuait à se soulager sur Balthazar. Le justicier, outragé, empoigna son arme de vengeance, un marteau, et le frappa en pleine figure avec l'élan dû à la circonstance. La cible ne poussa qu'un cri et tout fut terminé.

A ses pieds, il y avait deux corps inertes ; dans sa main - le marteau.

Des milliers d'yeux se mirent à l'épier. Des pas résonnèrent dans sa tête de plus en plus fort. Il jeta le marteau.

Il se retourna brusquement. Personne. Un chat fila à la dérobée à travers la chaussée.

"Besoin de personne pour s'évader" clama la borne publicitaire à proximité.

***

Il était cinq heures trente et la ville n'était sillonnée que de camions-poubelles.

Balthazar avait dû faire cinq kilomètres avant de se rendre compte qu'il n'avait pas choisi de direction. Il se mit à y réfléchir quand il entendit râler dans le coffre.

— J'ai mal, putain ! Aidez-moi !

Une brusque pression de sang obtura la vue de Balthazar pendant quelques secondes. Il se cramponna au volant. Il accéléra.
Il pila aussitôt.
Il était au feu rouge.

— Aidez-moi !

Une goutte de sueur salée coula le long de son nez. Il avait devant lui des dizaines et des dizaines de feux rouge avant de quitter Paris.

Sa main se tendit vers l'autoradio.

Un bout de chiffon traînait dans un caniveau proche. Le feu était toujours rouge et il n'y avait personne.

Il sauta vers le coffre.
La lumière du néon était verdâtre.
L'intérieur du coffre puait la merde.
Celui qui râlait était écrasé sous l'autre.

C'était le Premier. Ses cheveux étaient imprégnés du sang qui noircissait. Il s'étouffait. Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait.

— Aidez-moi ! Où sont mes bras?

Balthazar lui fourra le chiffon dans la bouche. Le bâillonné s'évanouit. L'autre, au visage défoncé, était inerte.

Balthazar claqua le coffre et vomit. Ce n'était pas comme ça qu'il s'imaginait sa vengeance.

***

En attendant que l'autre crève, il roula une heure sur l'autoroute. Puis il choisit une aire de repos bien abritée. Il mit des gants et des lunettes presque noires. Il y avait un panneau publicitaire, là aussi : "Entrez dans une autre dimension".

Il tâta dans le coffre sans y plonger le regard.

Le Premier était froid mais le Deuxième haletait toujours.
— Je suis désolé — lui dit Balthazar. — Je n'ai plus de temps. Faut que j'aille travailler. J'ai un crédit à rembourser.

Il tira un bout de couverture sur la tête du Deuxième,
il sortit le cric,
et commença à frapper.

***

Quand deux jours plus tard un nettoyeur immigré des services autoroutiers trop curieux se mit à fouiller le contenu de la grande poubelle d'une aire de repos, il faillit de rendre son petit déjeuner pourtant bien mérité.

Paris, juin 93