Légitime défense

Légitime défense

(scenariusz)

Deux oppressants coups de klaxon arrachèrent à nouveau Philippe au sommeil. Il ralluma sa lampe de chevet. Il était trois heures du matin.

— C'est pas vrai ! Qu'est-ce qu'ils ont tous aujourd'hui ?!

C'était la septième fois qu'on le réveillait cette nuit, et ses nerfs, déjà éprouvés par une douleur lombaire, étaient à vif.

Cette fois-ci, il se leva. Il voulait voir le coupable.

Dans la contre-allée, neuf étages plus bas, une voiture attendait qu'une autre lui dégage l'accès au parking souterrain de l'immeuble. Le klaxonneur était dehors et louchait en direction du bistrot voisin.

— Petit con ! — jeta Philippe ouvrant la fenêtre. — T'as qu'à y entrer puisque tu sais où crèche l'emmerdeur !

Le klaxonneur haussa les épaules. Philippe ajouta :
— C'est ça ! Chacun pour soi et Dieu pour tous !

Le propriétaire de la voiture mal garée, veste bariolée et allure guenon, sortit nonchalamment du bar. Les deux conducteurs plongèrent dans leurs véhicules respectifs : l'un sans reproches, l'autre sans excuses. Philippe les écrasait du regard depuis sa fenêtre.

La voiture blanche dégagea l'accès puis, comme si de rien n'était, recula à la place qu'elle venait de quitter.

Philippe frémit d'indignation. Sur le boulevard, à peine trois mètres plus loin, il y avait des places libres ! La guenon bariolée ne pouvait ignorer cela à moins d'être aveugle !

— Dites, vous ! Vous n'allez pas nous remettre ça ! Vous voyez pas qu'il y a des places à côté ?!

L'interpellé ferma la portière avant de lever la tête.

— Va te faire foutre, coco...

Il rajusta tranquillement sa veste et retourna au bistrot.

***

Philippe quitta l'ascenseur et s'engagea dans le parking. Il était en pyjama mais portait une veste et des baskets. Il appuyait les mains contre les reins pour se déplacer plus droit.

Il s'arrêta devant le butoir de sa vieille 4x4. Elle a fait avec lui des années d'Afrique.

— Si tu ne comprends pas gentiment — murmura-il — je te ferais une traduction, connard !

***

Il prit le dernier virage avant la sortie du parking et il s'arrêta. Il se rajusta dans le fauteuil avec circonspection pour ses lombaires.

Devant lui, il n'y avait plus qu'un tunnel : longue pente droite séparée du porche de l'immeuble par un portail en fer.

Il actionna l'ouverture du parking et éteignit les phares. Tout se plongea dans l'obscurité.

Le portail commença à se soulever. Droit devant lui se dessina le profil blanc de la voiture si imprudemment garée.

Ses yeux se rétrécirent et il se mit à rouler doucement. Il n'accéléra qu'au dernier moment.

— Ça t'apprendra à te garer, connard !

Les vitres latérales de la voiture défoncée éclatèrent en une féerie de cristaux avides de la lumière des lampadaires les plus proches. Une poignée d'entre eux s'éteignit bruyamment sur le capot de la 4x4.

Philippe recula pour se cacher dans le tunnel, coupa le moteur et se mit à attendre la fermeture du portail. Il ne pouvait pas manoeuvrer dans l'obscurité.

Un boucan de chaises se fit entendre depuis le bistrot, et les premières silhouettes accururent devant la voiture défoncée.

— Oh, putain ! Jimmy ! Viens voir !

Le dénommé Jimmy s'amena royalement, bière à la main, entouré de quelques autres piliers du bistrot. Philippe l'identifia sans problème d'après sa veste.

Voyant que les dégâts concernaient sa voiture, Jimmy perdit de son superbe. Il écrasa sa chope par terre.

— MERDE ! MERDE ! MERDE ! OU EST L'ENCULE QUI A FAIT CA ?!!!

Le portail du garage gémit enfin pour amorcer sa descente. Toutes les silhouettes se retournèrent vers la bouche obscure du parking. Quelqu'un pointa vers le noir.

— Il y a quelqu'un ! C'est lui !

Philippe sentit un mauvais frisson. Sa vengeance était trop impulsive pour tenir compte de l'éventualité d'un affrontement. Il lâcha le frein. La 4x4 se mit à reculer en roue libre.

Jimmy se précipita sous le porche suivi vaguement de deux courageux de fortune. Les autres hésitaient à franchir le seuil.

La photocellule détecta le passage de Jimmy, stoppa la fermeture du portail, et inversa le mouvement.

— Et, merde! — commenta Philippe. Sa situation devenait délicate. Il pila pour ne pas cogner le fond du tunnel.

Il se sentit acculé. Il ne lui restait qu'à répondre au défi. Il alluma les phares puis les antibrouillards.

La vue était irréelle : un tunnel sordide et un ramassis de racaille qui recula devant le feu de ses projecteurs, comme des vampires effrayés par la lumière.

Jimmy se mit à lever lentement les mains comme si quelqu'un le sommait à se rendre puis, d'un geste rapide, isortit un revolver, caché sous le pan de sa veste. Il le saisit à deux mains et se mit en position de tir.

— Crois pas t'en tirer comme ça, enculé ! Sort ! POLICE !

Philippe ouvrit de grands yeux. Il n'avait vu de pareilles scènes que dans des films policiers.

Il regarda incrédule. Quelques gouttes de sueur coulèrent sur son front.

Que devait-il faire ? Obéir à ce type avec la tronche rouge de poivrot, figé en face de lui dans une position de latrines ? Et ensuite ? Se laisser malmener par un emmerdeur parce qu'il était flic ?

Il réfléchissait fiévreusement en épiant l'adversaire du regard.

Jimmy réfléchissait, lui aussi. Il se trouvait dans un étroit tunnel, devant une carrosserie noire qui cachait un fou qui n'avait pas hésité à défoncer sa voiture.
Face au silence de ce dernier, il se mit à trépider et il fit un petit pas de renard en arrière.

— Je t'avais dit de sortir ! Police ! — réitéra-t-il tâchant de masquer son malaise.

Philippe eut un déclic. Il voyait l'autre s'agripper à son arme comme à une bouée de sauvetage, et prenait conscience du fait que l'adversaire était trop près de sa tonne de ferraille pour lui échapper si elle bondissait.

Il se mit à fermer la vitre de sa voiture.

— Viens me chercher, canaille — murmura-t-il. — ou va-t'en au diable !

Jimmy entendit le bruit de la vitre et débloqua le cran du revolver. Son regard se disloqua. Les autres reculèrent.

— Fais pas le con, Jimmy ! — lui conseilla une voix inquiète. — Viens ! On réglera ça plus tard !

Jimmy essaya de déglutir mais il avait la gorge sèche. Il ne voyait rien qui pouvait lui servir de protection. Il fit un nouveau pas de renard en arrière.

— Je compte jusqu'à dix... UN !

Philippe lui jeta un regard méprisant et tourna le contact.

Jimmy bondit en arrière. Sa tronche pâlit mais son regard devint pointu. Les autres reculèrent d'un nouveau pas.

— DEUX !

Un corps se détacha du groupe au fond.
— Fais pas le con, Jimmy ! Fais pas le con, putain !
Jimmy braqua son révolver sur lui.
— Foutez le camp ! Tous !
Le groupe recula, effrayé.

— TROIS et QUATRE !

Philippe essuya la paume humide. Tant de choses l'agaçait dans ce putain de pays depuis son retour d'Afrique. Il enclencha la première vitesse. Il était prêt.

— CINQ !

Philippe entendit la trotteuse de sa montre solaire. Elle se mit au diapason de son rythme cardiaque.

— SIX !

A cet instant, le portail gémit à nouveau. Jimmy sursauta, effrayé. Son revolver fit feu aussitôt.

Philippe vit son pare-brise se transformer en une toile d'araignée et enfonça l'accélérateur.

Paris, mars 1994